Opinions

 

Télécharger    Depouiller les ruraux pauvres.pdf


La Banque mondiale dépouille les ruraux pauvres*


par Jomo Kwame Sundaram** et Anis Chowdhury***.


Le projet de la Banque mondiale « Favoriser l’agrobusiness » (Enabling the Business of Agriculture - EBA - en anglais), commencé en 2013, cherche à promouvoir des réformes agricoles dans le but d’appuyer le développement du secteur privé. L’EBA a initialement été établi en soutien à la « Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition » (New Alliance for Food Security and Nutrition - en anglais) lancée par le G8 pour promouvoir le développement de l’agrobusiness en Afrique.




La Nouvelle alliance a été présentée comme « un nouveau modèle » pour la transformation de l’agriculture en Afrique. La Banque a utilisé l’EBA pour traiter la question foncière dans les pays en développement, surtout en Afrique. Cet effort est vivement soutenu par les gouvernements des États-Unis et du Royaume Uni, ainsi que par la Fondation Gates, tous trois partisans convaincus de l’agrobusiness.


S’inspirant du rapport annuel très influent « Faire des affaires » (Doing Business) de la Banque mondiale, l’EBA note les pays sur la facilité de mener des affaires dans le secteur agricole. Il entend mesurer « les barrières juridiques » à l’agrobusiness et préconiser des réformes dans douze domaines, y compris les semences, les engrais, le commerce et les machines agricoles.


Il plaide en faveur de réformes favorables à l’agrobusiness. Par exemple, les gouvernements devraient assouplir la réglementation sur les semences, les engrais et les pesticides et renforcer l’influence et le pouvoir de l’agrobusiness étranger. Les grands absents du partenariat sont les paysans et peuples autochtones dont la subsistance dépend des modes traditionnels d’utilisation de la terre.


Un nouvel indicateur dangereux


Le rapport EBA de 2017 propose un nouvel indicateur sur le foncier. Introduit à titre pilote dans 38 pays, l’indicateur foncier est censé être étendu à davantage de pays dans le rapport 2019. La Banque affirme vouloir mieux protéger les droits fonciers et assurer une plus grande équité dans l’accès à la terre.


Les meilleures pratiques EBA font ressortir une intention très différente visant à faire la promotion d’une agriculture de grandes exploitations industrielles aux dépens des unités de production familiales, des pasteurs et des populations autochtones. L’EBA est biaisé en faveur de l’agriculture industrielle et de l’agrobusiness et le but du nouvel indicateur rend encore plus urgent de contester cette initiative.


L’EBA prône certaines réformes et mesures de politiques qui suscitent des inquiétudes quant à leur impact probable si elles sont mises en œuvre par les gouvernements. Afin d’augmenter la productivité de l’utilisation des terres, la Banque préconise de formaliser les droits de propriété (privée), de faciliter la vente et la location des terres dans des buts commerciaux, de même que l’expropriation et les mises aux enchères publiques.


Le rapport de la CNUCED sur les investissements dans le monde de 2009 avait pourtant averti qu’une « plus grande participation des compagnies transnationales ne mènerait pas automatiquement à une plus grande productivité dans le domaine agricole, du développement rural ou de la lutte contre la pauvreté et la faim ».


Même un travail de recherche conjoint par des experts de la Banque mondiale et de l’IFPRI (L’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires) restait prudent sur les prétendus avantages des mégafermes commerciales au regard de leur impact environnemental, social et de productivité. Ces grandes entreprises commerciales ont souvent provoqué une dégradation de l’environnement, des expulsions forcées et des violations des droits humains, de même qu’une plus grande insécurité alimentaire et la destruction des moyens de subsistance.


Accaparement légal des terres


Depuis le début de ce siècle, les acquisitions de terre à grande échelle par les compagnies transnationales dans les pays en développement, particulièrement en Afrique Subsaharienne, se sont accélérées. Les terres visées par les « investisseurs » ont souvent été utilisées de longue date par la population locale qui dans la plupart des cas ne détient pas de titres de propriété jugés inutiles.


Les pratiques d’utilisation de la terre ont généralement évolué avec l’évolution démographique, écologique, technologique et des connaissances. D’un point de vue légal, ces terres peuvent être considérées comme publiques ou appartenant à l’État, et/ou comme des terres sur lesquelles les communautés locales revendiquent des droits coutumiers.


Comme on pouvait s’y attendre, de tels accaparements de terres ont dû faire face à la résistance d’un grand nombre de personnes qui se sont opposées à l’expropriation de leurs terres. Certains ont réussi à retarder, perturber ou bloquer l’installation de nouvelles plantations, mégafermes ou ranchs.


Faciliter la privatisation de la terre


Une proportion importante de la terre des pays en développement est utilisée selon le droit coutumier. Les ressources naturelles gérées de manière communautaire - eau, forêts, pâturages - sont généralement considérées comme essentielles pour assurer la subsistance de centaines de millions de ruraux pauvres. Selon le droit coutumier, la terre est typiquement considérée comme une ressource héritée en commun et qui revêt une signification sociale et culturelle profonde. En ignorant cela, la Banque pousse les gouvernements à privatiser des terres publiques ayant une « valeur économique potentielle » à usage commercial, de sorte qu’elle puisse être « utilisée de la meilleure façon possible ».


La Banque fait la promotion de la formalisation de la propriété privée de la terre pour encourager les investissements de l’agrobusiness dans une agriculture fortement capitalistique dans le but d’augmenter la productivité. La marchandisation de la terre permettra une production agricole plus grande utilisatrice de capitaux dans la mesure où la Banque pense que « des droits [fonciers] non documentés présentent un défi et des risques pour les investisseurs ». En notant les pays en termes de facilité de l’accès à la terre pour l’agrobusiness, le nouvel indicateur EBA cherche à accélérer la privatisation des terres et à faciliter l’accès à la terre pour les entreprises dans les pays en développement. En rehaussant les droits de propriété et en faisant de la terre un « actif transmissible », son utilisation comme garantie pour le crédit se voit également renforcée.


Marginaliser les ruraux pauvres


La stratégie de la Banque ignore ou cherche à profiter de la grande vulnérabilité de beaucoup de paysans familiaux qui se voit augmentée dans la mesure où la terre de laquelle ils dépendent pour leur subsistance devient un actif vendable.


Le développement des marchés fonciers augmente la pression commerciale sur la terre, détruit la vie de beaucoup de ceux qui dépendent de la terre et des terrains communaux - pâturages, lieux de pêche et forêts.


En faisant de la terre un produit marchand, l’indicateur foncier facilite inévitablement une plus grande concentration de la propriété foncière. Dans des économies avec un système formel de propriété foncière, les producteurs perdent souvent leur terre au profit des créditeurs.


La généralisation de tels droits de propriété rendra la spoliation foncière légale, la concentration et l’accaparement plus faciles. Alors que quelques emplois pourront éventuellement être créés pour les locaux, bien davantage d’entre eux seront marginalisés et sans beaucoup d’espoir de trouver d’autres moyens de subsistance ailleurs.


De sorte que faciliter l’agrobusiness en concentrant le contrôle de l’utilisation de la terre contribuera probablement à exacerber la pauvreté rurale et les inégalités. La délivrance de titres de propriété, prétendument pour protéger les utilisateurs des terres de toute expulsion, accélère en fait la spoliation de ceux qui les utilisent actuellement. C’est pourquoi, l’EBA devrait être abandonné.


Au lieu de cela, les gouvernements devraient être aidés à formuler des politiques agricoles et alimentaires qui permettent aux paysans, pasteurs et peuples autochtones de faire face aux grands défis de la pauvreté, de la faim, de la malnutrition, de la dégradation de l’environnement, de l’épuisement des ressources et du changement climatique.


------------------------


  1. *Publié initialement sur Interpress Service, le 16 avril 2019 sous le titre « World Bank Financializing Development? » http://www.ipsnews.net/2019/04/world-bank-dispossessing-rural-poor/.


**  Jomo Kwame Sundaram, ancien professeur d’économie, a été Assistant Secrétaire Général des Nations Unies pour le développement économique, Assistant Directeur Général de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et a reçu le Prix Wassily Leontief pour avoir fait avancer les frontières de la pensée économique en 2007.


*** Anis Chowdhury, ancien professeur d’économie à l’Université de Western Sydney, a occupé des postes de responsabilité aux Nations Unies entre 2008 et 2015 à New York et à Bangkok.


—————————————

Pour en savoir davantage :


  1. Deininger, K. et D. Byerlee, The Rise of Large-Scale Farms in Land-Abundant Developing Countries: Does it have a future? World Bank, 2011 (en anglais).

  2. Miroux, A. et al., Rapport sur l'investissement dans le monde, 2009 - Vue d'ensemble, CNUCED, 2009.



Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :


  1. Opinion : L’agrobusiness est le problème, non la solution, par Jomo K. Sundaram et Anis Chowdhury, 2019.

  2. La privatisation de l’aide au développement : intégrer davantage l’agriculture au marché mondial, 2018.

  3. Les mégafermes industrielles sont-elles une solution pour nourrir le monde ? 2018.

  4. Les entreprises européennes et l’accaparement des terres : des preuves de violations des droits humains, 2016.

  5. L’Union européenne enquête sur la Nouvelle alliance sur la sécurité alimentaire et la nutrition du G8, 2016.

  6. La terre: une ressource essentielle menacée et inégalement distribuée, 2013.

 

Dernière actualisation: avril 2019

  1. Retour vers Opinions

Pour vos commentaires et réactions: lafaimexpl@gmail.com