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Réflexions sur l’impact de deux pandémies sur le capital humain :

la COVID-19 dans le monde et le VIH/SIDA au Kenya



par Andrew MacMillan*



La COVID-19 est en train d’avoir un impact très fort sur l’économie mondiale. Je ne veux pas sous-estimer la souffrance qu’elle a provoquée chez beaucoup de personnes, surtout celles qui ont perdu des parents ou amis ainsi que celles qui ne peuvent trouver de travail ou poursuivre leurs études. Dans cette note, je compare le dégât relativement léger qu’elle inflige au capital humain avec les conséquences beaucoup plus destructives et durables qu’a eu la pandémie du VIH/SIDA sur les sociétés africaines au début de ce siècle. Je me réfère particulièrement à l’expérience d’une communauté rurale dans l’Ouest du Kenya qui ne parvient à se relever pleinement de ce drame que maintenant parce qu’elle a investi pendant plus de 20 ans dans une meilleure éducation.




Je conclus en suggérant aux gouvernements de répondre à la COVID-19 en faisant davantage d’efforts pour modifier le style de vie et la nutrition des gens, ce qui réduira leur sensibilité envers des pandémies semblables et d’autres maladies, tout en diminuant la menace de chocs environnementaux.


La COVID-19


Normalement, quand on estime les coûts d’une épidémie, les chiffres sont directement liés à l’augmentation des dépenses de santé (y compris les vaccins, les médicaments et les hospitalisations) et aux pertes directes de production actuelle et future dues au temps de travail perdu et aux décès prématurés.


Tandis que dans la plupart des pays la COVID-19 a induit une forte hausse des dépenses de santé, la baisse de production immédiatement attribuable à la maladie a été relativement faible, essentiellement parce que la plus grande partie des victimes ont été des personnes âgées qui ne travaillaient plus et à qui il ne restait qu’une espérance de vie relativement courte. Une large part de ceux qui sont morts souffraient déjà d’autres affections graves et, d’un point de vue de l’alimentation et de la nutrition, il est intéressant d’observer que la sévérité des symptômes et la probabilité que l’infection soit létale semblent être associées à l’obésité et presque certainement à la sous-nutrition, surtout dans les pays en voie de développement [lire en anglais].


La plupart de ceux qui ont été frappés par la maladie et qui ont survécu, ont retrouvé leur aptitude à travailler et n’ont pas souffert d’invalidités de longue durée.


Les gouvernements qui ont adopté des stratégies de confinement afin de contrôler la propagation de la COVID-19 trouvent que les coûts directs de la pandémie, bien que significatifs, sont peu de chose face à la chute de l’activité économique et aux gigantesques dépenses budgétaires qui l’accompagnent pour protéger les entreprises de l’effondrement et sauvegarder les revenus des personnes empêchées de travailler. La plupart de ces gouvernements ont accumulé d’énormes déficits budgétaires et ils se demandent comment ils vont pouvoir les rembourser sans augmenter fortement les impôts et taxes ou sans relancer l’inflation.


Ce qui est extrêmement significatif, c’est que la COVID-19 a laissé la population active à peu près intacte dans les pays touchés. Leur capital humain - leur atout majeur - n’a pas été altéré même s’il pourrait nécessiter un redéploiement futur éventuel pour faire face aux nouvelles priorités émergeant au fur et à mesure que la population est amenée à reconnaître qu’elle va devoir changer sa façon de vivre si la planète qui est soumise à une forte pression doit être en mesure d’offrir une vie décente aux générations futures.


VIH/SIDA au Kenya


C’est en 2001, lors d’une visite de terrain, que je me suis retrouvé pour la première fois face à la pandémie du VIH/SIDA qui était en train de tuer environ 300 000 Kenyans chaque année. C’est là à peu près le nombre de victimes que la COVID-19 a fait à ce jour dans le monde entier.


J’ai passé une semaine dans le district extrêmement pauvre de Bondo, dans l’Ouest du Kenya, qui avait le taux d’infection le plus élevé dans le pays. Contrairement à la COVID-19, le SIDA tuait les gens dans la force de l’âge - des travailleurs valides et des parents en âge de procréer. Environ un tiers de la population adulte de Bondo était touchée (sans espoir de guérison) ou était déjà morte, et un tiers des enfants était orphelins.


À cette époque, dans le cadre de mon travail pour l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), j’étais engagé dans la conception de stratégies de rétablissement à long terme après la sécheresse dans la Corne de l’Afrique. Mon objectif en visitant Bondo était d’explorer avec la population ses idées sur la façon dont leur communauté pouvait se remettre du double traumatisme constitué par la combinaison de la sécheresse et d’une forte incidence du VIH/SIDA. La simple ampleur de la mortalité était écrasante et elle touchait presque chaque famille dans le district.


Nous nous sommes mis d’accord que la priorité immédiate était d’assurer la sécurité alimentaire des survivants, essentiellement en augmentant la productivité du travail et en améliorant la nutrition. Nous l’avons fait en nous appuyant sur les expériences réussies des champs écoles des producteurs (CEP) menées dans les autres districts du Kenya et qui rassemblent des petits groupes de paysans volontaires en vue de s’entraider pour identifier et résoudre les contraintes communes et reprendre des idées qui pourraient aider à garantir une meilleure alimentation à leurs familles [lire davantage sur les champs-écoles des producteurs au Kenya] (en anglais).


Pour le long terme, les aînés de la zone avancèrent des propositions de projets ambitieux d’irrigation, d’industries de transformation et d’exportation de poissons pêchés dans le Lac Victoria ; mais ils semblaient bien au-delà de la capacité de cette communauté sinistrée.


Finalement, une femme se leva pour parler. Le message de Grace était que nous devions regarder la réalité en face et accepter que nous avions perdu une génération et que par conséquent la communauté devait faire tout son possible pour rendre la prochaine génération - surtout les orphelins - capable de mener une meilleure vie que celle de leurs parents. La priorité, souligna-t-elle, était d’investir pour leur garantir l’accès à une éducation décente.


Assurer un enseignement général ne faisait pas partie du mandat de la FAO, mais ses remarques amenèrent à la création d’un partenariat de long terme entre la Communauté de Got Matar, près de la ville de Bondo, et ma famille, mes amis et d’autres personnes bien intentionnées. Notre but commun a été de traduire la stratégie de Grace dans la réalité. Le résultat en est que les enfants nés au début du siècle commencent à présent à entrer dans la vie adulte dotés d’une éducation décente.


Il a fallu presque 20 ans pour être sur le point de créer un système éducatif rénové qui apporte une réelle amélioration au « capital humain » de cette communauté mise à genoux par la pandémie du VIH/SIDA. Ce n’est pas un processus qui aurait pu se dérouler plus vite, car il est déterminé par les besoins d’éducation de la « prochaine génération » qui ont émergé au fur et à mesure qu’elle a grandi. D’abord, il a fallu remettre à niveau plusieurs des 10 écoles primaires qui servaient la communauté, puis, 6 ans plus tard, la construction d’une école secondaire de 600 places avec de nombreuses bourses scolaires (elle accueille actuellement plus de 800 élèves). La priorité finale pour laquelle nous sommes toujours engagés, est de terminer les ateliers de formation professionnelle pour les dix cours de formation pratique du Got Matar Institute of Technology qui instruit plus de 200 filles et garçons dans la confection, la construction, la mécanique, l’industrie alimentaire, la fabrication de meuble et la forge, les soins esthétiques et la coiffure, et l’utilisation de systèmes informatiques.


Cette communauté a dirigé ce programme et est fière de son succès dans la création d’opportunités pour une génération qui aurait autrement été perdue.


Réflexions finales


Il n’y a toujours pas de vaccin pour le VIH/SIDA, mais la thérapie antirétrovirale (ARV), quand elle est disponible, permet de prolonger la vie des individus infectés, mais le SIDA tue encore 28 000 personnes par an au Kenya - un chiffre qui est proche du nombre de ceux qui sont morts de la COVID-19 cette année dans des pays comme l’Italie, l’Espagne et la Grande-Bretagne.


On ne sait toujours pas prolonger la vie de patients sérieusement touchés par la COVID-19, si ce n’est en leur apportant une assistance respiratoire, et la stratégie générale de prévention de l’infection est d’insister sur la quarantaine, la distanciation sociale pendant que l’on déverse des ressources gigantesques dans la moindre initiative qui pourrait aboutir à l’invention d’un vaccin.


Tout comme peu de gens, autres que ceux directement affectés, se souviennent de la sévérité de la pandémie du VIH/SIDA, les souvenirs du COVID-19 s’estomperont bientôt. Le grand risque est que les gouvernements n’adopteront pas la perspective de long terme qui exigerait d’eux de s’attaquer de front aux problèmes fondamentaux de mode de vie qui prédisposent les sociétés modernes à devenir de plus en plus vulnérables aux pandémies et qui, en même temps, augmentent la fréquence des chocs induits par le changement climatique et la dégradation de l’environnement.


Au lieu de compter sur l’émergence d’un vaccin grâce à un coup de baguette magique, je suggère aux gouvernements de réduire l’étendue et la mortalité de futures pandémies par un effort concerté pour diminuer l’incidence des maladies non transmissibles qui y sont associées, en particulier celles qui découlent de la malnutrition, c’est-à-dire tant la suralimentation que la sous-alimentation. Nous ne pouvons être sûrs de réussir à développer un vaccin pour cette pandémie-ci ou pour une pandémie future, mais nous avons aujourd’hui toutes les connaissances et l’expérience requises pour lancer un programme mondial pour mettre un terme à l’obésité et à la faim, et de cette manière de réduire substantiellement les menaces que les pandémies comme la COVID-19 font planer sur les vies humaines.


Il est frappant que l’Organisation mondiale de la santé ait déclaré l’obésité comme épidémie il y a 20 ans, mais que peu de gouvernements aient appliqué des mesures sérieuses pour diminuer son incidence. On a également pris des engagements mondiaux en vue d’éradiquer la faim d’ici 2030, mais les chances d’y parvenir ne sont pas très élevées à moins que les gouvernements s’attaquent à tous les aspects de la malnutrition qui font qu’une vaste proportion de la population mondiale est en mauvaise santé et, comme nous le constatons maintenant, sensible aux maladies.


Nous voyons des signes de succès à Got Matar parce que la communauté a adopté - et poursuit - une approche de long terme pour restaurer son capital humain par l’éducation des enfants de sa génération perdue.


L’expérience de la COVID-19 doit être un coup de semonce pour les gouvernements afin qu’ils mettent collectivement en œuvre des changements non seulement dans ce que nous mangeons, mais aussi, plus généralement, dans notre manière de vivre et de nous traiter les uns les autres. Cela exigera un approfondissement de notre compréhension du processus par lequel nous sommes tombés, les yeux fermés, dans une urgence sanitaire mondiale bien plus importante que celle déclenchée par la COVID-19, et de la façon dont nous pouvons nous en extirper. Si nous faisons les choses comme il sied, nous pourrions grandement alléger le fardeau résultant de la mauvaise santé dans laquelle le monde vit inutilement, en employant une fraction seulement des ressources dépensées pour gérer la pandémie en cours. Les mêmes changements de mode de vie requis pour une meilleure santé sont également essentiels pour faire de sérieux progrès vers une gestion durable des ressources naturelles.


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  1. *Andrew MacMillan est économiste agricole spécialisé en agriculture tropicale, ancien Directeur de la Division des opérations de la FAO. Il est co-auteur d’un livre intitulé « Comment en finir avec la faim en temps de crises - Commençons dès maintenant », publié chez L’Harmattan, Paris 2014.




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Pour en savoir davantage :


  1. Bird, E., Latest evidence on obesity and COVID-19, Medical News Today, 2020 (en anglais).

  2. Got Matar Community Development Group, Webpage http://www.gotmatar.org (en anglais).

  3. Duveskog, D. et al., Farmer Field Schools in Rural Kenya: A Transformative Learning Experience, Journal of Development Studies, 2011,1-16,iFirst article, 2011 (en anglais).

  4. Trueba, I. et A. MacMillan, Comment en finir avec la fain en temps de crises - Commençons dès maintenant, L’Harmattan, 2014.


Sélection de quelques articles récents parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :


  1. Le dilemme de la COVID-19 : Santé ou économie ? 2020.

  2. COVID-19 et alimentation : la crise économique et alimentaire frappe les plus démunis - un aperçu, 2020.

  3. Opinion : Attention aux régimes alimentaires très riches en graisses ! par Wan Manan Muda et Jomo Kwame Sundaram, 2019.

  4. Des chiffres et des faits sur la malnutrition dans le monde, 2019.

  5. 1200 milliards chaque année, c’est le coût annuel estimé de la prise en charge de l’obésité d’ici 2025, si rien n’est fait pour s’attaquer à ce fléau, 2017.

  6. Opinion : Le moment n’est-il pas venu de repenser la gestion de notre alimentation ? par Andrew MacMillan, 2014.

  7. Idée reçue 9 : lutter contre la faim c’est trop cher en période de crise, 2013.

 

Dernière actualisation: mai 2020

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