Nouvelles

 


17 juillet 2016



La nouvelle stratégie agricole de la Banque africaine de développement : pour une agriculture pseudo-moderne non durable, d’exclusion, au bénéfice d’une minorité


La Banque africaine de développement (BAD) vient de rendre public sa Stratégie pour la transformation de l’agriculture en Afrique pour la période 2016-2025. Sous le titre « Nourrir l’Afrique », la BAD nous annonce qu’il s’agit par cette stratégie de répondre aux défis de l’agriculture africaine et d’utiliser au mieux les énormes potentialités du continent dans ce domaine.




Partant du constat que l’Afrique risque de voir le nombre de personnes sous-alimentées vivant sur le continent passer de 240 à 320 millions de personnes (+30%) dans les dix ans à venir et que les importations alimentaires pourraient, sur la même période, passer de 35 à 110 milliards de dollars, la BAD a pris l’agriculture comme deuxième priorité après l’électrification.


Selon la banque régionale, il s’agit de transformer profondément le secteur agroalimentaire africain en favorisant l’émergence d’un secteur privé agro-industriel dynamique. Pour cela, d’après la BAD, trois conditions doivent être remplies :


  1. (i)« la diffusion à large échelle des technologies et intrants concourant à l’accroissement de la productivité, avec en outre une forte intensité d’intrants et une forte intensité de capital ;

  2. (ii)l’élaboration de structures et mécanismes d’incitation sur le marché des intrants et extrants, à même de garantir la pleine réalisation de la valeur de l’accroissement de la production ; et

  3. (iii)un secteur privé dynamique et bien fonctionnel, à même de gérer et d’allouer les compétences et le capital requis pour amplifier le succès de l’émergence et promouvoir une croissance durable et à long terme de l’agro-industrie. »


Pour y arriver, la banque propose une série de recettes libérales très proches de celles mises en avant par la Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition et qui comprennent notamment la réforme des politiques foncières et la libéralisation du marché des intrants (semences, engrais, pesticides). Il s’agit de « moderniser » les technologies et les filières tout en affirmant prétendument assurer l’inclusion de la population. En fait, il s’agit de faire évoluer l’agriculture africaine vers le modèle agricole des pays riches qui pourtant a fait la preuve de son échec en terme de durabilité (dégradation des sols et de l’eau, réduction drastique de la biodiversité agricole, baisse tendancielle des rendements) et de qualité (contamination par des produits chimiques nocifs pour la santé), et qui a abouti à une perte d’emplois agricoles et un exode rural massif.


Mais que recouvre cette prétendue modernisation ? L’utilisation telles quelles de technologies agricoles à forte intensité de capital qui datent de plusieurs décennies, qui ont prouvé leur non durabilité sur d’autres continents, qui demandent des financements énormes aboutissant à un remplacement de la main d’oeuvre par des machines et l’intégration d’une minorité de paysans ‘émergents’, les plus dynamiques, dans un marché et des filières dominées par un secteur privé à la recherche de profits juteux et qui est sous la coupe plus ou moins directe des grandes compagnies multinationales agro-industrielles et de distribution. Voilà certainement qui n’augure pas d’une inclusion réelle de la masse des paysans africains qui au contraire risque de se retrouver marginalisée voire même, comme cela s’est déjà vu dans de nombreuses occasions, dépossédée de ses terres ancestrales. On est loin ici des propositions très intéressantes qui avaient été avancées par L’Agence de Planification et de Coordination du NEPAD et la Commission de l’Union Africaine en 2014 [lire notre article]. Entre les deux voies possibles pour le développement de l’agriculture africaine, la BAD met résolument tout son poids financier derrière celle adoptant clairement les options les plus libérales qui n’ont que peu de chance de bénéficier à la majorité des africains ruraux qui se trouvent dans une situation de pauvreté et de sous-alimentation.


L’approche proposée par la banque régionale laisse aux États le rôle ingrat de financement par les deniers publics des infrastructures (irrigation, stockage et voies de communication), la lourde responsabilité de créer un marché foncier au détriment des communautés rurales et de donner la prééminence aux multinationales semencières tout en limitant les droits des paysans à l’utilisation et l’échange de leurs semences. Au secteur privé de faire des profits en exploitant les ressources naturelles et humaines locales, tout en bénéficiant d’encouragements et d’exemptions fiscales diverses, et aux contribuables (africains mais aussi étrangers) de subventionner le secteur privé local et multinational. On ne voit guère comment cette stratégie pourrait réellement contribuer à la réduction de la pauvreté et de la sous-alimentation en milieu rural africain. Bien au contraire, elle risque de les augmenter tout en favorisant la migration d’une masse de paysans et de leurs familles vers les bidonvilles des métropoles africaines où les créations d’emplois et les infrastructures auront bien du mal à répondre à cet afflux massif de population.


Pas un mot ou presque, dans la stratégie, sur le rôle que devraient jouer les groupements et coopératives paysannes dans les filières modernes, alors que ce serait la une réelle manière de les inclure dans le développement économique.


Comme souvent, le document prétend (car ses auteurs le pensent-ils encore vraiment alors que la ‘théorie du ruissellement’ dans le domaine du développement a été invalidée par les faits depuis bien longtemps) que l’augmentation de la production suffirait à réduire la sous-alimentation, une idée reçue qui a été démentie depuis plus de 70 ans ! « Moderne », vous disiez ? Non il s’agit là de recettes éculées qui feront encore perdre au moins une décennie à l’agriculture africaine et se solderont par un coût humain et social gigantesque pour la population rurale du continent.


Bien sûr, la stratégie comprend toutes les références politiquement correctes telles que « croissance inclusive et verte » en faveur des « femmes et jeunes », la « conformité avec les engagements de la COP21 », mais elles ne correspondent à aucune action concrète. Voilà qui pourrait prêter à sourire, s’il ne s’agissait pas de l’avenir de centaines de millions de personnes. En réalité cette stratégie ouvre la porte au financement par les fonds d’investissement privés, par centaines de milliards, fonds dont les dirigeants, ainsi que ceux des multinationales, sont bien connus pour leur implication dans les actions de développement en faveur des plus défavorisés… Vraiment vous êtes sûrs ?


Hormis cette orientation stratégique totalement erronée, le rapport regorge de données et de graphes utiles sur la situation agricole du continent africain. De ce point de vue, il constitue une lecture intéressante et utile.


On peut espérer que le monde rural africain se mobilisera contre cette vision et luttera contre l’imposition d’un futur qui laissera l’Afrique agricole et rurale exsangue d’ici quelques dizaines d’années et n’aura servi qu’à enrichir une minorité locale ainsi que les détenteurs d’intérêts dans les fonds d’investissements.


—————————-

Pour en savoir davantage


  1. -Banque africaine de développement, Nourrir l’Afrique : Nourrir l'Afrique: Stratégie pour la transformation de l’agriculture en Afrique pour la période 2016-2025, mai 2016



Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org et liés à ce sujet :


  1. -L’Union européenne enquête sur la Nouvelle alliance sur la sécurité alimentaire et la nutrition du G8, mars 2016

  2. -Idées reçues (et fausses) sur la faim…, décembre 2015

  3. -Les politiques agricoles et alimentaires en place sont-elles favorables aux systèmes alimentaires locaux durables ?, octobre 2015

  4. -Royaume Uni : une étude montre l’échec du système alimentaire britannique, décembre 2014

  5. -L’Africa Progress Panel propose d’intensifier la mise en oeuvre de recettes éculées pour réduire la faim et la pauvreté en Afrique, mai 2014

  6. -L’Afrique s’engage à en finir avec la faim en 2025: la priorité ira-t-elle enfin à l’agriculture familiale durable ? février 2014

  7. -Les deux discours sur le développement agricole en Afrique, septembre 2013


ainsi que tous les autres articles publiés dans notre rubrique Nouvelles - Afrique

 

Pour vos commentaires et réactions: lafaimexpl@gmail.com

Dernière actualisation:    juillet 2016