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Contre-révolution verte en Afrique ?*


par Jomo Kwame Sundaram**



En 2006, les Fondations Bill et Melinda Gates et Rockefeller ont lancé conjointement l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA). Le Forum de la révolution verte en Afrique affirme qu’AGRA est « le forum le plus important et le plus incisif sur l’agriculture africaine ».


Les objectifs initiaux d’AGRA - réduire l’insécurité alimentaire de moitié dans au moins 20 pays, doubler les revenus de 20 millions de familles paysannes à l’horizon 2020 et faire en sorte qu’au moins 15 pays mettent en œuvre de manière durable la Révolution verte - ont été revus pour devenir « augmenter les revenus et la sécurité alimentaire de 30 millions de familles paysannes dans 11 pays africains d’ici 2021 ».




Dans Eating Tomorrow: Agribusiness, Family Farmers and the Battle for the Future of Food, Timothy A. Wise estime que la dépense de beaucoup de millions de dollars en subventions sur les engrais et les semences en Afrique - privilégiées par des responsables politiques africains à la recherche de votes ruraux - n’a pas produit les résultats promis.


En l’absence d’une évaluation, disponible publiquement, de son efficacité par AGRA ou les donateurs, Wise a jugé que la production céréalière n’a augmenté que de 33 pour cent dans les 13 pays couverts par AGRA entre 2006 et 2014. Dans la mesure où les superficies sous céréales ont été étendues pendant cette période, les gains réels de productivité furent plus modestes.


Réforme agraire ou régression


Wise montre comment les géants transnationaux bénéficient des programmes de subvention des intrants agricoles. Sans les subventions, l’augmentation de la production n’a que rarement généré suffisamment de revenus additionnels pour justifier qu’un producteur achète et applique les engrais et autres intrants du commerce.


Les subventions ont encouragé les paysans à planter les cultures dont AGRA fait la promotion, surtout le maïs. Après que l’ajustement structurel ait tué la recherche en Afrique au cours de la dernière partie du XXe siècle, la promotion du maïs, objet d’une recherche poussée ailleurs dans le monde, présentait une option tentante qui impliquait cependant fréquemment l’abandon de cultures traditionnelles nourrissantes et résistantes à la sécheresse.


Mais même là où les rendements et les revenus nets progressèrent, l’augmentation fut souvent réduite dès que les sols s’appauvrirent. Julius Sigel, rédacteur en chef d’un journal agricole, note que les paysans kényans n’obtiennent pour le maïs qu’un cinquième du rendement observé sur des terres comparables aux États-Unis et un tiers des niveaux chinois dans la mesure où les sols au Kenya sont trop pauvres pour assurer une productivité élevée tandis qu’une forte application d’engrais contribue à les acidifier [lire en anglais].


Bien que l’eau ait joué un rôle crucial dans la révolution verte en Asie et qu’elle soit nécessaire pour une utilisation efficace des engrais en Afrique [lire en anglais] - qui subit depuis longtemps une désertification et de plus en plus des sécheresses et des pluies incertaines, du fait du réchauffement mondial - les efforts d’AGRA pour améliorer les disponibilités en eau sont restés modestes.


Le spécialiste en agriculture et en alimentation, Materne Maetz, avertit : « il est risqué d’utiliser des engrais si vous n’avez pas d’argent et que vous n’êtes pas sûr de la pluie ». Par conséquent, dans un contexte africain, il suggère d’« associer » des légumineuses à d’autres cultures et de développer des cultures alimentaires traditionnelles résistantes à la sécheresse qui ont été négligées.


Des gains douteux


Probablement inspiré par le mantra néolibéral de l’« État vampire » qui exploite les paysans, et dans l’espoir que les marchés fonctionneront mieux sans les gouvernements, AGRA a fait la promotion des partenariats public-privé et a peut-être même favorisé l’accaparement de terres par le secteur privé [lire].


Alors que les États asiatiques ont assuré la présence d’un large éventail d’infrastructures et de services cruciaux - tels que le crédit et la vulgarisation agricoles - avec AGRA, c’est moins le cas, tandis que les entreprises multinationales bénéficient de millions de dollars de subventions sur les engrais de synthèse et les « semences miracle ».


En fait, Wise a trouvé que les gains de productivité et de revenu eurent lieu principalement dans des pays soutenant l’adoption de technologies à l’aide de programmes de subvention des intrants agricoles financés par les États, et pas seulement dans les pays ne dépendant que des grands investissements d’AGRA.


L’expérimenté analyste agricole Mafa Chipeta observe que « le peu d’augmentation des rendements provenant des intrants subventionnés est souvent perdu à cause d’acheteurs prédateurs qui écrasent des paysans faibles et balkanisés par des prix bas. À moins que les gouvernements n’interviennent pour stabiliser les marchés, les programmes subventionnés n’aideront pas les producteurs agricoles ».


Les transnationales de l’agroalimentaire


Dans certains pays, les transnationales ont influencé les politiques et lois nationales en leur faveur, par exemple, en cherchant à mettre les échanges et ventes entre paysans de semences pour la culture, hors-la-loi. De telles politiques semencières ne laissent que peu de choix aux paysans en les obligeant à acheter au prix fort des semences et des produits agrochimiques à chaque saison.


De cette manière, les transnationales de l’agroalimentaire, telles que Monsanto et Yara, n’ont pas seulement bénéficié des subventions financées par les gouvernements, l’aide internationale et les organisations philanthropiques, mais elles ont aussi abusé de leurs positions monopolistiques sur les marchés des pays en développement aux dépens des paysans, des consommateurs et des États.


À cet égard, Chipeta observe judicieusement que « les subventions semblent aider davantage les vendeurs d’intrants et les acheteurs de produits, les paysans ne jouant que le rôle de convoyeur des subventions ». Pour Wise, la Révolution verte est devenue un « tapis de course » sur lequel paysans et gouvernements « courent sans aller nulle part ».


Bien que le programme de soutien aux intrants et l’Agence de réserve alimentaire en Zambie représentent 98 pour cent du budget national pour la réduction de la pauvreté, selon Wise, « 78 pour cent des familles paysannes vivent dans… la pauvreté extrême, avec un revenu de moins de 1,25 dollar des États-Unis (environ 1,15 euro) par an ». De toute évidence, « les paysans et les consommateurs n’ont pas été les principaux bénéficiaires des programmes zambiens de ‘réduction de la pauvreté’ dans l’agriculture ».


Avec la libéralisation du commerce et le retrait de l’État qui furent accélérés par l’ajustement structurel, l’Afrique se changea d’un exportateur net en importateur net de nourriture, souffrant de plus en plus d’insécurité alimentaire. Cependant, l’agriculture paysanne familiale africaine produit encore les quatre cinquièmes de la nourriture consommée sur le continent.


Malgré sa population bien moindre, l’Afrique est en train de dépasser l’Asie pour devenir la région où vivent les populations les plus pauvres au monde. Pendant ce temps, la Révolution verte africaine promise par AGRA s’est avérée un échec tout en ayant pour conséquences une dépendance envers les subventions, une réduction de la diversité des cultures, de la nourriture et du régime alimentaire, et un manque d’action pour favoriser une plus grande résilience climatique de son agriculture.



L’approche par systèmes alimentaires


Entre-temps, à la suite de ses Sommets mondiaux de l’alimentation, depuis 1996, l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture des Nations Unies (FAO), basée à Rome, a fait la promotion d’une approche globale en termes de « systèmes alimentaires ».


En octobre 2019, le Secrétaire général des Nations Unies annonça qu’il organiserait un Sommet mondial sur les systèmes alimentaires, fin 2021, pour maximiser les bénéfices d’une telle approche et intégrer les initiatives de transformation des systèmes alimentaires prises à travers le monde dans l’Agenda 2030 pour le Développement durable, et pour impulser une croissance inclusive et durable qui contribuera à résoudre la question du changement climatique.


De manière incroyable, le principal partenaire semble être le Forum économique mondial, les agences romaines des Nations Unies faisant office de secrétariat souple. Contrairement aux sommets antérieurs de la FAO qui reposaient sur le concept unificateur de sécurité alimentaire et cherchaient un consensus entre diverses parties prenantes sur les systèmes alimentaires pour la nutrition, le sommet de 2021 paraît renoncer à la collaboration intergouvernementale.


La décision du Secrétaire général de nommer la dirigeante d’AGRA comme son Envoyé spécial pour la préparation du sommet suggère une intention de remettre essentiellement cette affaire entre les mains du secteur privé. Les Organisations de la société civile travaillant depuis des années sur ces questions sont naturellement scandalisées [lire en anglais] par les implications probables de ce choix.


En tant que propriétaires ultimes des Nations Unies, les Pays Membres pourraient répondre à une telle érosion du multilatéralisme et de ses institutions restantes par divers canaux intergouvernementaux, afin de garantir que le Sommet suive un processus véritablement inclusif et transparent qui permette de stimuler effectivement les initiatives en cohérence avec accent mis sur les systèmes alimentaires dans l’Agenda 2030.


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  1. *Publié initialement sur Interpress Service, le 7 avril 2020 sous le titre « Green Counter-Revolution in Africa? » http://www.ipsnews.net/2020/04/green-counter-revolution-africa/.

**  Jomo Kwame Sundaram, ancien professeur d’économie, a été Assistant Secrétaire Général des Nations Unies pour le développement économique, Assistant Directeur Général de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et a reçu le Prix Wassily Leontief pour avoir fait avancer les frontières de la pensée économique en 2007.


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  1. Sécurité alimentaire et durabilité : faut-il rajouter une dimension de durabilité à la sécurité alimentaire ? 2020.

  2. La “Nouvelle vision pour l’agriculture” du Forum de Davos est en marche… 2017.

  3. L’Union européenne enquête sur la Nouvelle alliance sur la sécurité alimentaire et la nutrition du G8, 2016.

  4. Afrique: peut-elle en finir avec la faim et devenir auto-suffisante d’ici 2025 ?, 2016.

  5. Sept principes pour en finir durablement avec la faim, 2013.


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Dernière actualisation: avril 2020

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