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10 mars 2019


La question de l’alimentation humaine peut-elle être réduite à un problème de production ?



Dans son numéro de février-mars 2019 intitulé « Nourrir la planète - géopolitique de l’agriculture et de l’alimentation », la revue française Diplomatie propose un dossier très riche sur la situation actuelle, les principaux acteurs et les perspectives de l’alimentation mondiale.


Au-delà du titre quelque peu trompeur - s’agit-il de nourrir la planète ou bien s’agit-il de préserver la planète pour nourrir l’humanité ? - on peut regretter que le petit éditorial semble se joindre au chœur des malthusiens pour lesquels le problème principal de l’alimentation humaine serait la croissance démographique - et tout particulièrement la croissance démographique en Afrique, alors qu’aucun élément convaincant ne va dans le sens de cette thèse dans les articles présentés dans le dossier. À croire que nous avons toujours besoin d’un cas désespéré quelque part dans le monde et que l’Afrique tient désormais ce rôle, après que l’Asie l’ait tenu, il y a une cinquantaine d’années. On sait ce qu’il est advenu de l’Asie…




De cet éditorial, on pourrait croire, qu’avant tout, la lutte contre la faim serait une question de manque de disponibilité alimentaire et d’augmentation nécessaire de la production de vivres, alors qu’à l’heure actuelle, la sous-alimentation et les situations d’insécurité alimentaire aiguës se produisent dans un monde où la nourriture est - du moins pour l’instant - surabondante. On peut regretter que l’éditorial omette l’une des causes principales de la sous-alimentation qui est bien soulignée dans l’entretien avec L.G. Bellù de la FAO, à savoir la pauvreté et les inégalités qui proviennent du paradigme de développement soutenant la façon dont l’économie mondiale fonctionne [lire]. C’est ce même paradigme qui se trouve à la base des politiques agricoles et alimentaires en vigueur, comme l’affirme T. Pouch. Rappelons ici les travaux du World Inequality Lab et la publication récente de la version en français de l’excellent livre de Branco Milanovic [lien].


Si le modèle de production alimentaire (et agricole) choisi après la Seconde guerre mondiale a permis un accroissement spectaculaire de la production agricole et la production d’importants excédents au niveau mondial, il n’en reste pas moins un modèle d’exclusion. La plupart des sous-alimentés ne sont-ils pas des paysans des pays pauvres n’ayant pas accès aux technologies les plus performantes parce qu’elles sont fondées sur l’utilisation de machines, de semences et de produits agrochimiques hors de prix pour eux ? Au fil du temps, des dizaines de millions de paysans se sont vus exclus de l’agriculture pour laisser leur terre à des entreprises agricoles plus grandes dont la productivité est moindre [lire]. Dans les pays riches, cet exode rural a contribué à l’émergence de déserts ruraux, zones problématiques où vit une population de laissés-pour-compte ; on commence à en prendre conscience ces jours-ci, notamment en France. Dans les pays pauvres, le revers de ce mouvement d’exode aboutit à l’émergence de mégapoles avec leurs mégabidonvilles miséreux (Lagos, Mexico, Mumbai…).


Certes, historiquement, les industries mécaniques et chimiques ont pu se développer en grande partie grâce à l’agriculture dont on a fait un client*, mais les conséquences environnementales de ce modèle (pollution, gaz à effet de serre, perte de biodiversité et de niveau d’activité biologique dans les sols, entre autres) mettent en danger la production de notre alimentation et notre santé [lire], tout en favorisant le gaspillage du fait de prix alimentaires maintenus artificiellement bas. En effet, ces prix ne prennent pas en compte tous les effets et les coûts (externalités**) découlant de la production alimentaire et ils orientent les consommateurs vers les produits issus des technologies les moins durables. Enfin, une autre caractéristique de ce modèle est que, depuis peu, les investissements fonciers et agricoles sont devenus une nouvelle frontière pour les institutions du monde de la finance (fonds de pensions, fonds d’investissement notamment) et pour les multinationales de l’agroalimentaire à la recherche de profits pour pouvoir payer des mégadividendes à leurs actionnaires, ce qui génère encore davantage d’exclusion et de violence.


Le dossier présenté par Diplomatie est très riche, mais l’on peut cependant regretter que certains aspects essentiels de la question alimentaire n’aient pas été suffisamment traités. On peut notamment citer deux aspects qui ne sont abordés que trop brièvement dans son article par P. Cahen :


  1. L’émergence du Big data et les concentrations verticales que l’on peut s’attendre à voir dans le secteur alimentaire, avec leurs implications sur notre alimentation et son contrôle ;

  2. Le développement de technologies nouvelles à forte intensité de capital - souvent liées au Big data - qui contribuent à « artificialiser » de plus en plus notre production alimentaire et qui sont autant de facteurs supplémentaires d’exclusion (agriculture de précision [lire], high-tech dans la production, le transport et le stockage des aliments [lire en anglais et voir par exemple la vidéo sur Sustenir Agriculture entre 12’10 et 15’50 - en anglais], viande cultivée et impression personnalisée de nourriture [voir la vidéo sur FIRC entre 16’00 et 19’00, en anglais).


L’aspect environnement aurait mérité de comprendre, en plus de l’augmentation de la température et des variations de pluviométrie dues au changement climatique et qui menacent la quantité de nourriture produite, des considérations sur les conséquences du dérèglement du climat sur l’amplification des phénomènes météorologiques extrêmes et la composition nutritionnelle de l’alimentation produite [lire en anglais].


On peut aussi regretter que l’impact du modèle agricole industriel sur la biodiversité n’aborde que la question des pollinisateurs grâce à l’exemple des abeilles - certes très important -, et ne parle guère d’une autre dimension au moins aussi grave qui est celle de la perte du niveau d’activité biologique des sols, souvent abordé par le biais des vers de terre, mais qui concerne en fait une myriade d’organismes, parmi lesquels les champignons occupent une place centrale, qui sont essentiels pour la croissance des plantes (il faut savoir qu’il y a dans le sol une biomasse dont le poids est presque équivalent à celui de la biomasse vivante en surface). Cette vie dans le sol a en effet un rôle central dans les échanges sol-plantes et dans le cycle du carbone.


Enfin, on peut regretter que la question alimentaire soit, au bout du compte, abordée du point de vue de l’offre et que peu soit dit dans le dossier sur l’aspect demande, c’est-à-dire la consommation :

  1. La question de la consommation de produits animaux qui est une extraordinaire source de gaspillage (environ la moitié de la production de céréales et de protéines provenant des oléagineux est consommée d’une façon peu efficace par les animaux de l’élevage industriel qui sont en concurrence directe avec les humains pour ces mêmes produits) même s’il ne s’agit pas de rejeter pour autant toute consommation et production d’alimentation d’origine animale, dans la mesure où les animaux permettent de mettre en valeur des milieux où la culture n’est pas possible, trop risquée ou trop peu efficace par rapport aux efforts fournis.

  2. La question du gaspillage alimentaire dont on a pourtant beaucoup parlé au cours de ces dernières années.


En effet, il est hautement probable qu’il sera difficile - sinon impossible - de trouver une solution durable à la question alimentaire sans transformer également notre consommation afin de la rendre plus efficace en tant qu’utilisatrice des ressources disponibles. Une telle modification ouvrirait la possibilité de mettre en œuvre un scénario de l’espoir dirigeant notre alimentation sur une voie plus durable (moins de pollution chimique, moins de GES, des technologies plus abordables) et plus inclusive pour une masse de paysans dont l’avenir reste extrêmement préoccupant.


Mais pour concrétiser un tel scénario, il faudrait définir les conditions que sa réalisation requiert en termes de politiques publiques, notamment de politique des prix afin de faire que les prix reflètent mieux le coût réel de l’alimentation. De telles mesures de politiques devraient être lancées au plus vite, immédiatement mais progressivement, sans attendre le dernier moment comme cela a été fait pour le prix de l’énergie - avec les conséquences que l’on sait depuis quelques semaines. L’action immédiate est requise dès à présent afin de pouvoir, comme l’a fait la Suède pour l’énergie, faire évoluer les prix en douceur sur une période d’une vingtaine d’années de façon à ce que ce changement soit acceptable pour l’ensemble de la population et surtout pour les plus défavorisés. Cette transition exigera également des mesures fiscales et sociales pour les plus défavorisés ainsi qu’un fort soutien à la recherche agricole publique et à la transition agricole afin d’offrir aux consommateurs un plus grand choix de produits alimentaires durables et abordables [lire].



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Notes:


  1. *Par exemple le développement de l’utilisation des engrais après 1945 a permis de recycler les grandes usines d’explosifs américaines pour en faire des usines d’engrais azoté.


  1. ** Une externalité correspond à une situation dans laquelle l'acte de production ou de consommation d'un 4 agent économique a un impact positif ou négatif sur la situation d'un ou plusieurs autres agents nonimpliqués dans l'action, sans que ceux-ci n’aient à payer pour tous les bénéfices dont ils ont profités ou sans qu’ils ne soient totalement compensés pour les dommages qu’ils ont subis. En pratique, cela signifie souvent que ces coûts devront être assumés par les générations futures.



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Pour en savoir davantage :


  1. Diplomatie, Nourrir la planète - Géopolitique de l’agriculture et de l’alimentation, Les grands dossier No.49, Février-Mars 2019.

  2. Bellù, L.G., et al., L’avenir de l’alimentation et de l’agriculture - Parcours alternatifs d’ici à 2050, Résumé, 2018, FAO.

  3. L’économie des écosystèmes et de la biodiversité (TEEB) - Mesurer ce qui compte vraiment dans les systèmes agro-alimentaires : une synthèse des résultats et des recommandations du rapport Fondements scientifiques et économiques de la TEEB pour l’agriculture et l’alimentation, ONU Environnement, Genève, 2018.

  4. City of the Future: Singapore – Full Episode, National Geographic, (voir en particulier entre 12’10 et 15’50 et entre 16’00 et 19’00 - en anglais), 2018.

  5. Fresco, L., Splat goes the theory, Aeon, 2015 (en anglais).

  6. DaMata, F. M. et al., Impacts of climate changes on crop physiology and food quality, ScienceDirect, 2010 (en anglais).


Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org et liés à ce sujet :


  1. Le « Big Data » est-il en train de révolutionner notre système alimentaire ? 2018.

  2. Quel avenir pour notre alimentation ? Trois scénarios brossent le tableau de futurs bien différents, 2018.

  3. Le krach alimentaire planétaire : mythe ou réalité ? 2018.

  4. Politiques pour une transition vers des systèmes alimentaires plus durables et plus respectueux du climat, 2018

  5. Les mégafermes industrielles sont-elles une solution pour nourrir le monde ? 2018.

  6. Le creusement des inégalités dans le monde constitue une menace pour la stabilité sociale et politique, 2017.

  7. Pourquoi des famines dans un monde d’abondance ? 2017.

  8. Alimentation, environnement et santé, 2017.

  9. Une revue de deux publications récentes et des sujets de recherches à venir illustre la façon de penser de l’Union européenne sur l’alimentation et l’agriculture, 2017.

  10. Idées reçues (et fausses) sur la faim..., 2015.

 

Dernière actualisation:    mars 2019

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