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5 novembre 2015


Incendies en Asie du Sud-Est : une conséquence bien visible du dérèglement de notre système alimentaire


A un peu plus de trois semaines de la COP21, à 12.000 kilomètres de Paris, dans une indifférence quasi générale, les incendies qui ravagent Bornéo sont un symbole de l’absurdité et de la violence de notre système alimentaire mondial.




Ces incendies, liés à l’existence et au développement de millions d’hectares de plantations de palmiers à huile, sont le résultat de la logique qui guide le système alimentaire mondial, une logique fondée sur le profit à tout prix, quelles qu’en soit les conséquences sanitaires, environnementales ou sociales, et pourvu qu’on arrive à fournir des produits bon marché au consommateur (qu’il mange ou qu’il conduise) sans pour autant entamer des bénéfices considérables. On estime que 1,7 millions d’hectares ont brûlé en Indonésie depuis juillet dernier, alors que la pluie tarde à venir du fait d’un phénomène El Niño particulièrement prononcé cette année.


Une croissance vertigineuse


En effet, si la culture de palmiers à huile s’est développée de façon effrénée depuis le milieu des années 80, passant d’un peu moins de 5 millions d’hectares à plus de 18 millions d’hectares en 2013, c’est en grande partie parce que le palmier est la plante qui permet de produire le plus de matière grasse à l’hectare (plus de 4 tonnes d’huile à l’hectare en Asie, soit plusieurs fois la productivité du soja, deuxième source de matière grasse végétale mondiale). Cela permet donc de produire une huile au prix imbattable, qui a aussi le grand avantage d’être solide à température ambiante et plus facile à travailler pour l’industrie. De plus, le palmier pousse dans des zones où il y a(vait) de grandes étendues de terre ‘disponibles’ (où la densité de population est relativement faible et les autorités accommodantes), principalement en Indonésie et en Malaisie. Le boom de l’huile de palme a ainsi d’abord accompagné le développement de l’industrie agroalimentaire dans les pays riches, puis la demande dans les pays émergents, et enfin celle pour des agro-carburants dits ‘verts’ dans la mesure où ils devaient permettre d’alimenter nos véhicules tout en produisant moins de gaz à effet de serre (GES).


Les conséquences sanitaires


Le problème, c’est que l’huile de palme, une fois raffinée, perd toutes ses qualités nutritionnelles (notamment sa forte teneur en β-carotène, précurseur de la vitamine A) mais est très riche en acides gras saturés qui viennent s’ajouter à ceux provenant de la consommation de graisse animale et dont la consommation excessive provoque des maladies cardiovasculaires. Or du fait de son bas coût et de la facilité de son traitement industriel, on retrouve l’huile de palme et ses acides gras saturés en masse dans dans les produits alimentaires transformés produits par l’industrie agroalimentaire. C’est là un fait qui est de plus en plus connu des consommateurs et on en parle à présent assez largement dans les médias.


Mais ce que l’on dit moins dans nos médias, c’est que la culture d’huile de palme et les incendies qu’elle cause, provoque aussi des effets sanitaires délétères sur des millions de personnes en Asie du Sud-Est. On estime ainsi que 43 millions de personnes sont actuellement soumises à la pollution causée pas ces incendies et on a observé dans la région que 500.000 personnes se sont présentées pour se faire soigner de maladies respiratoires depuis juillet. Notons, qu’en 1997, selon les estimations,10.000 enfants seraient morts des suites d’incendies similaires. Le gouvernement indonésien doit d’ailleurs avoir recours à sa marine pour évacuer les populations les plus exposées.


Les conséquences sociales


Même si l’huile de palme est produite à 40% par des exploitations familiales et qu’elle est présentée par les gouvernements de Malaisie et d’Indonésie comme l’un des poumons économiques de leur pays, elle n’en est pas moins la cause de milliers de conflits sociaux qui couvrent des cas multiples d’accaparement des terres ou d’empiètement par des grandes plantations sur les terres des communautés rurales, et d’une exploitation éhontée de centaines de milliers d’ouvriers agricoles. Ainsi, la violation des droits coutumiers, civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, l’appropriation par l’État des territoires des communautés pour les confier à des investisseurs privés, de multiples cas graves de maltraitance, de violence, de prise d’otages, de meurtres, d’utilisation de la police, de l’armée et de milices privées illégales sont monnaie courante dans le grand mouvement d’expansion de la culture du palmier à huile. A titre d’exemple, rien qu’en janvier 2009, on a comptabilisé 576 conflits sociaux liés à l’huile de palme en Indonésie.


Les conséquences environnementales


En Asie du Sud-Est, une grande partie de l’expansion du palmier à huile (environ 1/4 selon certaines estimations) se fait non pas seulement sur de la forêt équatoriale ‘classique’ déboisée mais aussi au dépend de tourbières. Ces tourbières, qui par endroit peuvent atteindre 20 mètres de profondeur, sont d’extraordinaires puits de carbone. On estime ainsi que les 400 millions d’hectares de tourbière au monde représentent, à elles seules, 30% du carbone stocké dans le sol et deux fois plus de carbone que la biomasse constituée par les 4 milliards d’hectares de forêts mondiales. L’incendie des tourbières contribue donc à libérer une masse énorme de carbone dans l’air. Pire encore, l’incendie d’une tourbière libère dix fois plus de méthane (un gaz a très fort effet de serre) que celui d’une forêt ‘habituelle’ ce qui fait que l’effet de serre d’un hectare de tourbière brulé est plus de 20 fois supérieur à celui d’un hectare de forêt.

Ces caractéristiques ont eu pour conséquence que, entre le 1er septembre et le 14 octobre, l’Indonésie a émit quotidiennement, pendant 26 jours, plus de GES que l’ensemble des États-Unis, une économie pourtant plus de 20 fois plus grande qu’elle ! En trois semaines, l’Indonésie a produit autant de GES que l’Allemagne en une année !

Mais au-delà des effets spectaculaires des incendies de tourbières, le développement de la culture du palmier à huile a également entrainé une perte de biodiversité végétale et animale inestimable, ainsi que des intrusions d’eau saline qui sont causées par le drainage des tourbières effectué dans les grandes plantations.

Le gouvernement indonésien avait bien imposé un moratoire de deux ans en 2011- mais certaines recherches montrent qu’il n’a pas été respecté dans la mesure où les investisseurs bénéficient de protection du personnel politique et que 2012 aura été une année record pour la déforestation.


Des solutions ?


On peut donc constater que le ‘bas coût’ de l’huile de palme est le résultat d’une triche monumentale, où tous les vrais coûts de sa production ne sont pas répercutés dans son prix. Mais alors, que peut-on faire pour couper court à la catastrophe sanitaire, sociale et environnementale qui découle de cette triche ?


Quelques options se présentent:


  1. -sur la consommation

  2. mieux informer les consommateurs sur les dangers de l’huile de palme et sur comment ils peuvent identifier les produits alimentaires transformés qui en contiennent

  3. informer les consommateurs sur toutes les conséquences (sanitaires, sociales et environnementales) de la production l’huile de palme

  4. revenir sur la politique absurde de soutien au développement des agrocarburants en coupant les milliards de subvention à cette filière qui ne vit que grâce à eux

  5. taxer les produits gras à fort contenu en acide gras saturés (tout en subventionnant pour compenser les consommateurs pauvres, ceux qui en contiennent pas ou peu). Dans le cas de l’huile de palme, on pourrait même argumenter en faveur d’une taxe qui intègrerait dans son prix le coût sanitaire, social et environnemental réel de sa production [lire sur les expériences européennes de taxation de produits ‘malsains]


  1. -sur la production

  2. imposer une interdiction effective de l’expansion de la culture du palmier à huile au dépend de la forêt primaire, et tout particulièrement des tourbières (effective, car la loi existe déjà en Indonésie, mais elle n’est guère appliquée par les autorités locales) interdire totalement et effectivement la culture sur brûlis (une interdiction qui n’est pas respectée pour l’instant, même sur des plantations certifiées RSPO - voir ci-dessous)

  3. imposer des règles de gestion des plantations qui limitent le plus possible les incendies, notamment imposer la limitation du drainage pour maintenir le niveau d’eau dans les tourbières au-dessus de -20 cm

  4. encourager les producteurs à s’orienter vers des productions alternatives tout aussi rentables (ananas, durian, etc.) qui ne nécessitent pas le déboisement total et peuvent se faire dans un contexte d’agroforesterie

  5. imposer le respect des droits coutumiers, civils, politiques, économiques, sociaux et culturels de la population autochtone

  6. appliquer des sanctions économiques en cas de non respect de ces dispositions.


Depuis le début des années 2000 s’est mise en place la Table ronde pour l’huile de palme durable (Round table of sustainable palm oil - RSPO), une initiative qui groupe les principaux producteurs (United plantations, Agropalma, LodersCroklaan, Felda Global Venture), industriels (Unilever, Mondelez, Nestlé, AAK), commerciaux (Tesco, Cargill, Carrefour, Archer-Daniels-Midland) et financiers (Rabobank, HSBC), ainsi que quelques ONG (Oxfam, WWF, Both Ends) dans le but de promouvoir des principes et critères assurant une production durable de l’huile de palme. RSPO prétend que 20% de la production d’huile de palme mondiale couvrant 2,6 millions d’hectares respecte les critères édictés par cette organisation privée affiliée à l’ISEAL. La lecture de ces critères, rédigée de façon très professionnelle, pourrait convaincre, bien qu’ils ne semblent s’appliquer qu’à de nouvelles plantations (qu’arrive-t-il aux plantations déjà en place ?)

Mais on peut sincèrement douter de leur respect réel, car RSPO et ses membres ne se caractérisent guère par une très grande transparence, bien que ce principe soit le premier de sa charte, et les critiques ne manquent pas du rôle de cette organisation en matière de ‘greenwashing’. D’ailleurs des témoignages montrent que certains membres de RSPO continuent à allumer des incendies et violent les droits les plus fondamentaux des ouvriers qu’ils emploient…


L’huile de palme, voilà une question qu’il faudrait sans aucun doute aussi aborder lors de la  COP 21…


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Pour en savoir davantage:


  1. -Schaub, C. Huile de palme et déforestation : «Les poumons de la planète partent en fumée, les nôtres souffrent !», Libération, novembre 2015

  2. -Barral, S.,  Incendies de forêt en Indonésie, l'huile de palme sous les feux de la rampe, Huffington Post, novembre 2015

  3. -CFSI/ALIMENTERRE, Palme: une huile qui fait tache, Fiche pédagogique, 2015

  4. -WWF France, Huile de Palme

  5. -Harris, N. et al, Indonesia’s Fire Outbreaks Producing More Daily Emissions than Entire US Economy, World Resources Institute, october 2015 (en anglais)

  6. -The Wall Street Journal, Indonesia’s Haze - the numbers, octobre 2015 (en anglais)

  7. -RSPO, Principles and Criteria for the Production of Sustainable Palm Oil, 2013

  8. -Varkkey, H., Patronage politics as a driver of economic regionalisation: The Indonesian oil palm sector and transboundary haze, Asia Pacific Viewpoint, Vol. 53, No. 3, December 2012 (en anglais)

  9. -Parish, F et al. RSPO Manual on best management practices (BMPs) for management and rehabilitation of natural vegetation associated with oil palm cultivation on peat, RSPO, 2012 (en anglais)

  10. -Austin, K. et al., Indonesia’s moratorium on new forest concessions: key findins and next steps,  World Resources Institute, 2012 (en anglais)

  11. -Pearce, F., Sustainable Palm Oil: Rainforest Savior or Fig Leaf?, environment 360, 2010 (en anglais)

  12. -Sustainable Oil Platform (en anglais)

  13. -World Watch Institute, Indonesia’s Palm Oil Puzzle (en anglais)

  14. -Greenpeace UK, FAQ: Palm oil, forests and climate change, 2007 (en anglais)


Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org et liés à ce sujet :


  1. -Les politiques de prix peuvent contribuer à la promotion d’une alimentation plus saine : l’exemple de l’Europe, 2015

  2. -Une solution pour lutter contre le dérèglement climatique : une agriculture qui stocke du carbone dans le sol, 2015 

  3. -42ème Journée Mondiale de l’Environnement : une occasion pour réfléchir sur les relations alimentation, agriculture et changement climatique, 2013

 

Pour vos commentaires et réactions: lafaimexpl@gmail.com

Dernière actualisation:    novembre 2015