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6 mars 2019



La Côte d’Ivoire s’allie aux multinationales du chocolat en vue d’une gestion durable des forêts tropicales : doit-on s’en inquiéter ?



En septembre 2015, nous avions écrit sur « La face cachée du chocolat » à partir d’une étude menée par Bureau d’Analyse Sociétale pour une Information Citoyenne (BASIC) en Côté d’Ivoire et au Pérou. Nous avions alors vu que les filières de chocolat « durable » et « équitable » souffraient d’un handicap compétitif dû en grande partie au manque de mise en œuvre de règles sociales et environnementales strictes, ce qui laissait le champ libre aux compagnies multinationales chocolatières et à la déforestation.




La déforestation est l’une des conséquences dramatiques du développement de la production de cacao. En Côte d’Ivoire, premier producteur mondial de cacao (plus de 2 millions de tonnes en 2017, soit presque 40 % de la production mondiale totale), on estime que « lors des dernières cinquante années… plus de 80 pour cent des forêts ont disparu, la plupart à la suite de l’invasion illégale des parcs nationaux et autres prétendues forêts protégées par près d’un million de sans-terre », comme l’écrit Fred Pearce dans un article (en anglais) publié par l'École des études forestières et environnementales de l’Université de Yale, aux États-Unis. La plupart des « envahisseurs » ont coupé la forêt pour y cultiver illégalement près de 40 % du cacao de la Côte d’Ivoire.


Dans son document, Pearce présente la nouvelle Politique nationale de préservation, de réhabilitation et d’extension des forêts envisagée par le gouvernement de Côte d’Ivoire et son intention paradoxale de confier une partie de la gestion des forêts aux grandes compagnies chocolatières ! C’est un peu comme si l’on confiait la lutte contre le développement de la culture de pavot aux narcotrafiquants !


À partir d’un constat d’échec de la protection des forêts et de la prévention du développement anarchique de plantations de cacao mal gérées dans les forêts du pays, l’idée du gouvernement - soutenu par la Fondation mondiale du cacao - est de transformer en partie ces plantations en des « réserves agroforestières gérées par les principales entreprises de la filière du cacao ». L’objectif de l’approche est d’augmenter la productivité des plantations illégales existantes dans l’espoir de pouvoir ainsi réduire la pression sur les forêts et, de cette façon, de les protéger. En même temps, la politique légalisera les empiétements existants sur la forêt et reconnaîtra officiellement les droits des colons illégaux dont l’expulsion ne pourrait se faire qu’à un coût politique, financier et économique très élevé.


Voilà qui pourrait apparaître à beaucoup comme une option pragmatique. Mais d’autres estiment que la nouvelle politique va jeter les producteurs dans les bras des grandes entreprises du chocolat, ce qui ne manquera pas d’avoir de sérieuses conséquences sur leur revenu et leur niveau de vie et relancer la déforestation.


La nouvelle politique peut certainement être mise en rapport avec L’initiative cacao et forêts signée en juillet 2018 entre la Côte d’Ivoire, le Ghana, la Colombie et les principales multinationales du chocolat, sous l’égide de l’Initiative du commerce durable (IDH) - une alliance typique entre gouvernements et grandes entreprises privées [lire] -, du Prince de Galles, de Global Forest Watch Pro et du Forum économique mondial et de sa Nouvelle vision pour l’agriculture. Cette initiative est financée par le Royaume Uni (à l’aide de son Partenariat pour les forêts qui cherche à « promouvoir les investissements dans les forêts et dans l’utilisation durable des sols ») et les Pays-Bas, par l’intermédiaire de leur Ministère des Affaires étrangères (BUZA - en anglais).


Etelle Higonnet, Conseillère principale à l’ONG internationale Mighty Earth et ses coauteurs doutent, pour leur part, du comportement des entreprises chocolatières et s’attendent à ce qu’elles pratiquent l’écoblanchiment de leurs activités dans les deux principaux pays producteurs de cacao, la Côte d’Ivoire et le Ghana. Dans leur papier “Behind the wrapper: Greenwashing in the chocolate industry” (Sous l’emballage : l’écoblanchiment de l’industrie du chocolat - en anglais), le tableau de la déforestation est accablant. Les résultats du suivi de la déforestation dans les deux pays montrent que l’engagement pris par les grandes entreprises chocolatières en 2017 n’a eu, jusqu’à présent, que très peu d’impact, car la déforestation se poursuit, même si c’est à un rythme légèrement plus faible. Voilà qui jette un sérieux doute sur l’efficacité à court terme de la politique adoptée par le gouvernement de la Côte d’Ivoire.


En termes plus concrets, le plan du gouvernement envisage de classifier les forêts en trois catégories : (i) les forêts classifiées totalement protégées, avec un taux de dégradation de moins de 25 %, desquelles les colons seront expulsés ; (ii) la catégorie intermédiaire avec une dégradation de 25 à 75 % qui sera progressivement réhabilitée ; et (iii) les forêts les plus dégradées (plus de 75 % de dégradation) qui seront progressivement organisées en « Concessions d’agroforesterie durable » gérée en partenariat avec les grandes compagnies chocolatières dont le rôle sera de faire augmenter la productivité des plantations.


Ce qui se passera exactement dans ces trois zones n’est pas encore très clair et beaucoup doutent du caractère opérationnel du plan dans son ensemble, dans la mesure où les groupes de population expulsés, s’ils n’ont pas d’opportunités de gagner leur vie, risquent de retourner en forêt, ce qui pourrait déclencher un cycle de violence et de corruption massive.


À lafaimexpliquee.org, nous ne pouvons qu’être d’accord avec Youssouf Doumbia, président de l’Observatoire ivoirien pour la gestion durable des ressources naturelles (OI-REN), une organisation de la société civile qui dit, selon Pearce : « Il y a un grand risque que les opérateurs industriels du secteur privé mettent leurs intérêts économiques au-dessus de la réhabilitation de la couverture forestière ». Il préférerait voir les producteurs s’organiser en coopératives en mesure de négocier avec le gouvernement et les compagnies chocolatières.


Oui, en effet, il est peu probable que les entreprises privées qui ont des objectifs de profit à court terme s’occupent de la durabilité et de la conservation des ressources naturelles dans le long terme, à moins de subir une forte pression. Et ce n’est pas le gouvernement de la Côte d’Ivoire qui pourra le faire, alors que le cacao et les relations avec les grandes compagnies de la filière revêtent pour lui une importance économique colossale. On peut donc s’inquiéter de la nouvelle orientation du gouvernement de Côte d’Ivoire.


On peut cependant espérer que d’autres types de pressions exercées sur les grandes compagnies privées les obligent à adopter un comportement plus vertueux. Ces pressions pourraient provenir de la crainte, si les choses tournent mal, d’une mauvaise publicité dans les médias et/ou de la pression qu’exercerait l’Union Européenne si elle parvient à imposer, à l’initiative de l’Allemagne, une nouvelle réglementation sur le chocolat durable qui couvre « tout depuis la déforestation au travail des enfants ». Rappelons ici à nos lecteurs qu’il y a environ 2 millions d’enfants travaillant dans les filières cacaoyères, souvent dans des conditions dangereuses à cause de l’utilisation de machettes et de produits chimiques toxiques. Certains de ces enfants sont même victimes de travail forcé.


Si l’approche testée en Côte d’Ivoire montrait le moindre signe de succès en matière de réduction de la pression sur la forêt, il est très probable que des méthodes similaires seront utilisées dans d’autres pays. Le gouvernement ultra-conservateur pro-secteur privé et anti-populations autochtones du Brésil pourrait être l’un des premiers candidats…


Dans ce cas, le rapport de force entre producteurs et entreprises sera encore davantage au détriment des premiers, avec des conséquences énormes tant sociales qu’environnementales et même politiques, à moins que les consommateurs se décident à changer leurs habitudes de consommation et se mettent de plus en plus à n’acheter que du chocolat réellement durable et équitable.



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Pour en savoir davantage :


  1. Pearce, F., The Real Price of a Chocolate Bar: West Africa’s RainforestsYale School of Forestry & Environmental Studies, 2019 (en anglais).

  2. Valo, M., La culture du cacao dévore la forêt tropicale, Le Monde, 2018.

  3. Higonnet, E. et al., Behind the wrapper: Greenwashing in the chocolate industry, Mighty Earth, 2018 (en anglais).

  4. Ministère des Eaux et Forêts, Politique nationale de préservation, de réhabilitation et d’extension des forêts, République de Côte d’Ivoire, 2018.

  5. World Cocoa Foundation site web.

  6. Cocoa and Forest initiative site we (en anglais).

  7. Sustainable Trade Initiative, site we (en anglais).

  8. Global Forest Watch Pro, site we (en anglais).



Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org et liés au sujet :


    1. La privatisation de l’aide au développement : intégrer davantage l’agriculture au marché mondial, 2018.

    2. La “Nouvelle vision pour l’agriculture” du Forum de Davos est en marche… 2017

    3. La face cachée du chocolat: une comparaison des filières cacao ‘conventionnelle’, ‘durable’ et ‘équitable’, 2016.

    4. Ces grandes compagnies qui veulent notre bien... : comment elles essayent de se créer une image d’agent du développement respectant l’éthique, 2015.


 

Dernière actualisation:    mars 2019

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