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7 novembre 2017


Comment l’évasion fiscale renforce le pouvoir financier, affaiblit les institutions et politiques publiques et perpétue la dépendance


Luxleaks, Swissleaks, Panama papers, Paradise papers : chaque jour apporte ses révélations sur l’ampleur de l’évasion fiscale basée sur l’existence de paradis fiscaux et l’utilisation massive des prix de transfert par les sociétés multinationales et leurs dirigeants, dont certains sont des responsables politiques de premier plan. En octobre 2015, lors du lancement de son programme de combat contre l'évasion fiscale internationale, l’OCDE (Organisation pour la coopération économique et le développement), le club des pays riches, estimait que l’évasion fiscale internationale représentait, chaque année, un manque à gagner de plus de 240 milliards de dollars pour les États.




Les exemples sont multiples qui illustrent la capacité des grandes compagnies internationales d’utiliser les failles dans la fiscalité des États pour ‘optimiser légalement’ le paiement de leurs impôts, même à l’intérieur de l’Union Européenne. Ainsi, certains GAFA ont réussi à négocier un taux d’imposition ridiculement bas de leurs profits gigantesques en Irlande ou au Luxembourg [lire en anglais]. En France, la compagnie Total qui a fait un chiffre d’affaires de 184,7 milliards de dollars et un profit de 12 milliards de dollars en 2011, n’a payé que 1,2 milliard d’euros d’impôts en France cette année-là, dont seulement 300 millions d’euros d’impôt sur les sociétés, alors qu’elle n’avait payé aucun impôt sur les sociétés en 2010 ! [lire]. Ce déficit dans la collection des impôts se traduit soit par une austérité dans les budgets et les dépenses publiques (notamment sociales), soit par un accroissement de l’endettement qui fragilise les États, soit, dans de nombreux cas, par les deux à la fois [lire].


Ce manque à gagner se reflète également par une association de plus en plus étroite (blending) entre fonds publics et fonds privés, notamment dans le domaine de l’aide au développement. Cette association consiste à soutenir les investissements d’entreprises privées par l’apport de fonds publics [lire], soit sous forme de subventions pures et simples [lire], soit par la constitution de partenariats public-privé [lire].


Le vide créé par un appauvrissement des États attire divers opérateurs disposant de finances importantes et se situant à la frontière entre le secteur privé et la philanthropie [lire]. Ceci est d’autant plus vrai que la réalisation des ODD (Objectifs de développement durable) devrait nécessiter un financement de l’ordre de 2500 milliards par an d’ici 2030, somme gigantesque qui représente environ la moitié du montant des investissements effectués dans le monde chaque année, mais seulement une petite fraction des capitaux financiers circulant au niveau mondial.


Un bon exemple de ce type d’opérateurs est le Rise Fund qui se veut « engagé pour la réalisation d’activités associant un impact social et environnemental positif avec un rendement financier compétitif » et qui a été créé par Bill McGlashan, un des associés du fond d’investissement privé TPG (portefeuille de 73 milliards de dollars), Bono, le musicien activiste et investisseur, et Jeff Skoll, ancien président d’eBay et dirigeant de plusieurs fonds d’investissement et d’une fondation. Ce fond cherche « des entrepreneurs créatifs et veut créer des entreprises rentables » et investit dans les domaines de l’alimentation de l’agriculture, de l’éducation, des services financiers, des soins de santé, de la technologie et des infrastructures. Il est représentatif de l’influence croissante qu’a la puissance financière privée dans le développement de biens publics et le financement du développement.


Si d’un côté, on peut se féliciter de voir augmenter le volume du financement disponible pour investir dans des bien publics et des activités de développement ainsi que dans des domaines qui, sans l’aide public, seraient normalement trop risqués pour attirer des fonds privés, de l’autre on peut s’inquiéter des conséquences que cela peut avoir au niveau des priorités et de la philosophie déterminant la provision de ces biens ou la mise en oeuvre de ces activités. Il est bon de se souvenir ici que l’investissement privé est avant tout guidé par la recherche du profit. Or la recherche du profit se fait généralement soit en favorisant une diminution des coûts d’opération, soit par l’augmentation du prix à payer pour les biens et services produits, soit - souvent - par les deux. Dans tous les cas, ces pratiques auront probablement un effet d’exclusion des plus pauvres. Deux exemples pour illustrer cette idée :

  1. Dans des domaines aussi différents que la commercialisation des produits ou la vulgarisation agricole, la réduction des coûts fera que le programme financé aura tendance à traiter de préférence avec des grands producteurs ou des grands groupements de producteurs qu’avec des petits producteurs isolés qui risquent donc d’être exclus du programme ;

  2. La construction de routes dont l’utilisation, dans un but de recouvrement des coûts, nécessitera l’acquittement d’un péage dont le montant risque d’exclure les groupes de population les plus pauvres qui non seulement ne bénéficieront pas de la nouvelle route, mais verront même les voies de communication existantes se dégrader du fait de l’abandon dont elles feront l’objet.


Par ailleurs, ces partenariats pourraient également consister en une forme de subvention créant des opportunités pour augmenter la vente de technologies développées dans les pays riches et qui, soit ne sont plus compétitives sur les marchés des pays riches, soit les ont déjà saturés. Ils pourraient, dans certains cas, entrer en compétition avec des compagnies locales dont les capacités techniques se renforcent très rapidement et qui auraient pu développer et commercialiser des technologies plus adaptées aux conditions locales, mais n’ont pu le faire du fait d’une compétition biaisée voire déloyale. Une telle situation peut alors entraîner le maintien artificiel d’une dépendance technologique des pays pauvres envers les compagnies basées dans les pays riches.


Enfin, l’irruption des fonds privés dans les programmes dits de « développement » peut aussi avoir d’importants effets sur les politiques appliquées tant par les pays pauvres, récipiendaires, que par les pays riches donateurs.


Pour ce qui est le cas des pays pauvres récipiendaires, l’exemple emblématique est l’effet qu’a eu l’action des fondations Rockefeller et Gates sur les politiques de santé. Un rapport publié en 2016 par deux ONG allemandes intitulé « Le pouvoir philanthropique et le développement - qui décide du plan d’action ? » que nous avons déjà eu l’occasion de citer sur lafaimexpliquee.org [lire] montrait que l’action de ces deux fondations a abouti à un affaiblissement des systèmes de santé au profit d’une allocation excessive de fonds aux programmes de vaccination dont les coûts ont connu une inflation extravagante au profit des grands laboratoires pharmaceutiques, le coût de l’immunisation ayant été multiplié par 68 entre 2001 et 2014 !!!


Pour ce qui est des pays riches, c’est la politique de coopération et d’aide internationale qui s’est vue modifiée progressivement, ce qui s’est traduit par une diminution des budgets disponibles pour soutenir les organismes publics et les biens publics non marchands, alors que les ressources servant à promouvoir les investissements de compagnies privées originaires des pays donateurs montaient en flèche.


C’est là sans doute l’application à l’aide internationale du principe du marché roi et de la recherche du profit qui va de pair avec une généralisation de la financiarisation de l’économie. Cette financiarisation se traduit notamment par l’irruption de grands opérateurs financiers dans les programmes d’urgence (distribution d’aide financière aux groupes de population pauvres par l’intermédiaire d’applications téléphoniques) et, plus généralement, par l’expansion au Sud de la provision de services financiers, certes utiles aux « clients » tant que les coûts ne sont pas prohibitifs, mais qui permettent de satisfaire le besoin vital et irrépressible d’expansion de son marché qui caractérise le capitalisme depuis son apparition.


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Pour en savoir davantage


  1. C. Cheney, Beyond aid: Insights from Social Capital Markets on achieving the SDGs, Devex, 2017 (en anglais)

  2. « S’il n’y avait pas d’évasion fiscale, il n’y aurait pas de problème d’équilibre des finances publiques », Le Monde, 2017

  3. S. Bowers, Google pays €47m in tax in Ireland on €22bn sales revenue, The Guardian, 2016 (en anglais)


Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org et liés à ce sujet :


  1. La “Nouvelle vision pour l’agriculture” du Forum de Davos est en marche…, 2017

  2. Les grands philanthropes internationaux sont-ils vraiment si philanthropes ? 2016

  3. L’équité intergénérationnelle est possible : à condition de changer profondément les principes qui gouvernent le monde, 2015

  4. Sortir les populations de la pauvreté en les reliant au marché mondial: le Laboratoire global de développement de l’USAID, 2014

  5. Le «Blending»: formule magique pour mobiliser plus de ressources pour le développement ou subvention à l’endettement?, 2013

  6. L’insuffisance de l’appui au développement agricole, 2013

  7. L’exclusion, 2012

 

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Dernière actualisation:    novembre 2017