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La menace scientiste

du Sommet sur les systèmes alimentaires*


par Jomo Kwame Sundaram**



Les interventions opportunes de la société civile, y compris celles de scientifiques préoccupés, ont permis de prévenir bien des abus probables lors du Sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires de la semaine prochaine. Le Secrétaire général doit à présent éviter l’approbation par les Nations Unies de ce qui reste du plan de ses principaux artisans proches des grandes entreprises.


La menace du Sommet


Le récit sur les défis alimentaires a changé au cours de ces dernières années. Au lieu du « droit à l’alimentation », de la « sécurité alimentaire », de « l’élimination de la faim et de la malnutrition », de « l’agriculture durable », etc., on vante désormais des solutions « systémiques » qui paraissent neutres. Mais celles-ci contribueront à accroître l’influence, les intérêts et les profits des entreprises transnationales.




L’appel à organiser le Sommet proviendrait du bureau du Secrétaire général. Il n’y eut peu ou pas de consultations préalables avec les dirigeants des agences onusiennes pour l’alimentation basées à Rome. Cependant, cet « oubli » apparent fut rapidement rattrapé par le Secrétaire général, ce qui aboutit à la réunion préparatoire du mois dernier, à Rome.


L’Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO/OAA) fut créée par le système multilatéral onusien, après la Seconde Guerre mondiale, pour s’attaquer aux problèmes alimentaires. Plus tard, le Programme alimentaire mondial (PAM) et le Fonds international de développement agricole (FIDA) furent également établis à Rome sous les auspices des Nations Unies.


L’unilatéralisme souverainiste du Président Donald Trump eut pour effet d’accélérer les tendances préexistantes (en anglais) affaiblissant le multilatéralisme onusien, notamment l’invasion de l’Irak menée par les États-Unis. Une prolifération d’initiatives impliquant ostensiblement de « multiples parties prenantes » - habituellement financées par les entreprises transnationales et les fondations philanthropiques - ont aussi marginalisé le multilatéralisme onusien et les agences romaines pour l’alimentation.


Pour l’instant, le processus du Sommet s’est opposé aux mesures multilatérales de suivi par les Nations Unies. Bien sûr, la marginalisation du système onusien a été discrète et adroite. En plus du trio romain, le Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA) et son Groupe d’Experts de Haut-Niveau en Sécurité alimentaire (HLPE) en furent les victimes.


Le Comité de la sécurité alimentaire mondiale s’est transformé au cours des dernières années afin d’impliquer un grand nombre de parties prenantes du système alimentaire, y compris des intérêts privés et la société civile. Cette dernière comprend des mouvements sociaux - de paysans, d’autres producteurs alimentaires et des associations de la société civile - qui furent largement ignorés par les processus du Sommet.


Grâce au Sommet, le Forum économique mondial et d’autres initiatives ont été présentés comme si elles émanaient des Nations Unies. En réalité, elles n’ont impliqué que très peu les dirigeants du système onusien, et encore moins les pays membres. Beaucoup se réfèrent au titre du Sommet sans y faire mention des Nations Unies, afin d’en rejeter la légitimité, tandis qu’un nombre croissant le nomme cyniquement le Sommet du Forum mondial (en utilisant « WEF-FSS » comme sigle en anglais).


La prise de contrôle de l’interface science-politiques


La proposition de créer une nouvelle interface science-politiques - « soit en élargissant le mandat du Groupe Science du Sommet, ou en établissant un nouveau panel ou mécanisme de coordination permanent en son sein » -  est particulièrement préoccupante.


Le Groupe Science du Sommet comprend une majorité écrasante de scientifiques et d’économistes choisis par les principaux artisans du Sommet. En plus de marginaliser beaucoup d’autres parties prenantes du système alimentaire, il a des partis pris en opposition avec les valeurs et les Objectifs du développement durable des Nations Unies.


Ses analyses ne tiennent guère compte les conséquences des innovations sur les groupes vulnérables. Il donne la priorité aux innovations techniques sur celles sociales, et il manque de transparence et rend encore moins compte publiquement de ses activités.


Son attitude scientiste prétentieuse est condescendante, et de ce fait, peu susceptible de s’attaquer effectivement aux défis complexes du système alimentaire contemporain qui impliquent de nombreuses parties prenantes.


Prolonger le Groupe Science au-delà de la période du Sommet, ou le rendre permanent par ailleurs, trahirait l’engagement pris que le Sommet soutiendrait et renforcerait, et non saperait, le Comité de la sécurité alimentaire mondiale. Le Comité « devrait être là où les résultats du Sommet sont finalement discutés et évalués, en utilisant ses mécanismes inclusifs de participation ».***


Un tel organe affaiblirait directement « le rôle et le mandat » attribué au Groupe d’Experts de Haut-Niveau en Sécurité alimentaire de fournir un avis scientifique aux pays membres à travers le Comité de la sécurité alimentaire mondiale. En juillet, ces centaines de scientifiques ont averti que le nouveau panel scientifique ne ferait pas que miner la gouvernance du système alimentaire, mais qu’il porterait un coup au Comité lui-même.**** 


Sauver le multilatéralisme onusien


De la même façon que le Comité de la sécurité alimentaire mondiale a été écarté des préparatifs du Sommet, la proposition de créer une interface science-politiques marginaliserait le Groupe d’Experts de Haut-Niveau en Sécurité alimentaire, sapant la meilleure réforme du système des Nations Unies, à ce jour, qui a permis d’avancer de manière significative et productive vers un multipartenariat inclusif.


Après la crise des prix alimentaires de 2007-2008, le Comité de la sécurité alimentaire mondiale fut réformé en 2009 afin d’offrir « une plateforme inclusive en vue d’assurer une légitimité aux yeux d’un large éventail de groupes d’intérêt » et d’améliorer la cohérence des diverses politiques portant sur l’alimentation.


Tout comme le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), le Groupe d’Experts de Haut-Niveau en Sécurité alimentaire consulte abondamment et ouvertement les parties prenantes sur ses évaluations et ses priorités. Ses rapports font l’objet d’examens approfondis par des pairs, pour garantir qu’ils répondent aux besoins des membres du Comité de la sécurité alimentaire mondiale, soient pertinents et analysent les questions sous différents angles.


La semaine dernière, plusieurs dirigeants importants de la société civile travaillant étroitement avec les Nations Unies, a averti que les résultats du Sommet risquent d’éroder encore davantage la légitimité et l’appui du public aux Nations Unies, ainsi que la capacité des agences romaines de guider les réformes nécessaires du système alimentaire.


Le groupe comprenait le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, Michael Fakhri, son prédécesseur et actuel Rapporteur spécial sur la question des droits de l’homme et l’extrême pauvreté, Olivier De Schutter, le président du Comité de la sécurité alimentaire mondiale, Thanawat Tiensin, et le président du Groupe d’Experts de Haut-Niveau en Sécurité alimentaire, Martin Cole.


Leurs préoccupations réitéraient celles de centaines de scientifiques, d’experts en gouvernance mondiale, de groupes de la société civile et du Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food), parmi d’autres. Le principal souci porte sur « la menace pesant sur le rôle de la science et de la connaissance dans la prise de décision sur le système alimentaire ».


Conscients de la controverse autour du Sommet depuis le début, les quatre pressent le Secrétaire général : « À la suite du Sommet, il sera impératif de rétablir la confiance dans le système onusien… Un engagement clair de soutien et de renforcement du Groupe d’Experts de Haut-Niveau en Sécurité alimentaire et du Comité de la sécurité alimentaire mondiale serait indispensable. »


Ils insistent : « Il y a beaucoup à faire pour que le Groupe d’Expert et le Comité soient équipés pour continuer leur rôle crucial à l’interface entre la science et les politiques relatives au système alimentaire. » Après les revers passés (en anglais), le Secrétaire général doit défendre le progrès que représentent le Comité et le Groupe d’Expert pour un multilatéralisme onusien et l’implication de la société civile.



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Publié initialement sur Interpress Service, le 14 septembre 2021 sous le titre « Food Systems Summit’s Scientistic Threat » sur http://www.ipsnews.net/2021/09/food-systems-summits-scientistic-threat/ et https://www.ksjomo.org/post/food-systems-summit-s-scientistic-threat.


** Jomo Kwame Sundaram, ancien professeur d’économie, a été Assistant Secrétaire Général des Nations Unies pour le développement économique, Assistant Directeur Général de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et a reçu le Prix Wassily Leontief pour avoir fait avancer les frontières de la pensée économique en 2007.


*** https://www.scholacampesina.org/it/open-letter-from-cfs-and-hlpe-chairs-as-well-as-un-speical-rapporteurs-to-un-secretary-general-on-the-un-food-systems-summit-2/ (en anglais).


**** https://www.science.org/doi/10.1126/science.abj5263 (en anglais).



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Pour en savoir davantage :


  1. Sommet sur les systèmes alimentaires, site web.


Sélection d’articles sur lafaimexpliquée.org liés au sujet :


  1. Opinions : Qui décidera de ce que nous mangerons demain ? par George-André Simon, 2021.

  2. Opinions : Réflexions personnelles sur les Sommets mondiaux de l’alimentation par Andrew MacMillan, 2021.

  3. Opinions : Le combat pour le futur de l’alimentation par Jomo Kwame Sundaram, 2021.

  4. Opinions : Un autre faux départ en Afrique, vendu grâce aux mythes de la Révolution verte par Timothy A. Wise et Jomo Kwame Sundaram, 2021

  5. Systèmes alimentaires durables : 2021 pourrait être une année charnière pour l’alimentation… ou pas, 2020.

  6. Opinions : L’agrobusiness est le problème, non la solution par Jomo Kwame Sundaram, 2019.

  7. Opinions : Les grandes entreprises sont-elles en train de prendre le contrôle des Objectifs du développement durable des Nations Unies ? par Jomo Kwame Sundaram et Anis Chowdhury, 2018.

 

Dernière actualisation: septembre 2021

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